Management dans les médias : pourquoi ça patine ?

Les bons journalistes ne font pas de bons managers. La profession est plutôt réputée pour son management difficile, quand il n’est pas toxique. Les lecteurs d’un billet publié sur LinkedIn complètent mes hypothèses.
La démission récente de Sandrine Treiner de France culture et la mise en cause de plusieurs managers pour leur « management d’une grande rudesse » a fait grand bruit. C’est un exemple parmi d’autres des défaillances managériales dans le secteur des médias. De fait, les bons journalistes et professionnels ne font pas toujours les bons chefs. C’est ce que j’explique dans un billet publié sur mon blog mediaculture.
De nombreux commentateurs ont réagi à mon post sur Linkedin. Ils ajoutent un bel éclairage sur l’origine de ces failles managériales dans les médias. Merci à eux.
1. Un individualisme culturel
Le journalisme est une profession très concurrentielle où l’esprit de camaraderie qui peut exister en école, cohabite avec une rivalité pour l’accès aux postes rares.
Certes, l’accès aux formations en journalisme s’est accru, en raison de l’inflation des écoles reconnues par la profession (14 à date). Sans compter la centaine et plus d’autres cursus journalistiques en écoles ou universités recensés en 2022. Les effectifs des écoles de journalisme ont été bel et bien multipliés par plus de sept entre 1980 et 2005.
Mais pour ce qui concerne l’emploi, ça ne suit pas. Depuis dix ans, les effectifs officiels sont même en baisse (moins de 35.000 en 2021).

il y a eu 1950 nouvelles cartes de presse en 2022, à comparer avec les effectifs d’étudiants toutes écoles confondues qui s’élevaient à 19.400 en 2021, soit dix fois moins. La réalité est dure : un(e) étudiant(e) sur dix environ obtient sa carte de presse l’année qui suit sa formation.
La conséquence de cette mise en concurrence se concrétise par le fameux “carnet d’adresses”, trésor personnel qu’un journaliste ne partage pas (ou peu) avec ses collègues ou copains.
Par ailleurs, les journalistes, sauf exceptions, travaillent seuls. Ils signent leurs articles et travaillent leur marque personnelle pour accéder au rang de “plume”, beaucoup mieux rémunérés. Personnalités d’autant mieux payées qu’on les retrouve aussi sur les plateaux de télé en tant que chroniqueurs. Ils sont alors rémunérés quand ils sont réguliers.
Cet individualisme culturel s’atténue avec le numérique qui implique une collaboration avec d’autres métiers (tech, marketing, design) ou avec d’autres collègues (grosses enquêtes à plusieurs mains, voire à plusieurs titres de presse).
Mais j’ai pu vérifier que de jeunes journalistes numériques issus de grandes écoles n’étaient pas toujours les plus prédisposés à la collaboration. Pour se faire remarquer, il vaut mieux la jouer un peu perso. C’est le fameux « personal branding » qui est une réelle nécessité, pour émerger.
Aude Baron ajoute que cet individualisme peut se traduire par une frustration lorsqu’on devient manager.
« En général, tu deviens manager car tu t’es fait remarquer pour tes qualités individuelles de journaliste. Du jour au lendemain, tu endosses un nouveau rôle, notamment celui d’être au service d’un groupe de personnes à qui tu fais faire. Ce n’est plus toi qui produis, ce n’est plus toi qui brilles. Ton rôle est de t’entourer et construire des talents. »
Olivier Cimelière confirme cette tendance individualiste, tout en lui niant sa spécificité.
« Ces travers et cette toxicité ne sont pas que l’apanage des médias. Ces 11 dernières années, j’ai pu mesurer la petitesse des ambitieux qui s’auto-proclament « managers géniaux, bienveillants, empathiques etc et qui au quotidien, ravagent leurs équipes. Il y a aussi la lâcheté de certains managers qui prennent des sanctions disproportionnées pour sauver leur carrière plutôt que tenter d’établir les faits exacts. Et ces comportements ne sont absolument pas une question de génération. »
Même avis pour Anne-Pérette Ficaja :
« Je partage entièrement. Et émets une réserve sur la spécificité attribuée au monde des médias : d’expérience, j’ai constaté que la nullité managériale n’était pas l’apanage des rédactions – hélas ! La faute à un tas de choses (très bien décrites dans le papier), et surtout aux injonctions sociales : évoluer, c’est forcément manager (en France). D’où ce fonctionnement de cour, où les courtisans ne sont pas tous aptes (loin s’en faut) à évoluer vers le management justement.
2. L’organisation centrée autour d’un chef et ses courtisans
Les patrons qui fonctionnent de manière clanique favorisent les jeux de pouvoir, les crocs en jambe dans la coulisse et l’ascension, au passage des plus vicieux.
C’est souvent le cas dans des environnements en mutation forte où le patron doit pouvoir compter sur une équipe soudée, sa garde rapprochée, pour faire avancer ses réformes. Et c’est particulièrement vrai en contexte de crise.
Hélène Huret met en avant les difficultés conjoncturelles du secteur qui ne facilitent pas le management.
« Avec des tirages qui diminuent et une pub qui se fait la malle, la pression augmente et chacun cherche à sauver son poste d’où la faible entraide dans les rédactions qui permet d’ailleurs à ces personnalités toxiques de rester en place et d’asseoir leur pouvoir. Il y a une emprise de la peur qui bloque toute communication. »
Le problème survient quand la fidélité au chef et des critères affectifs l’emportent sur toute autre considération, notamment en matière managériale. On voit cela beaucoup en politique.
C’est d’ailleurs l’illusion dans laquelle tombent de nombreux patrons. Ils auraient besoin de personnalités fortes, rudes, voire brutales, pour avancer. D’où la longévité étonnante des employés les plus toxiques. C’est un mal nécessaire croient-ils. C’est l’avis de Mary-Clare Race, psychologue des organisations interrogée par l’ADN.
« Les leaders toxiques n’avancent pas dans leur carrière malgré leur comportement problématique. Ils réussissent grâce à lui ».
C’est aussi la conclusion de Assholes, a theory, le long métrage désopilant et pertinent de John Walker. Le connard réussit car c’est un connard autocentré qui amasse de l’argent, des titres, de la gloire en écrasant les autres, mais dont on finit par louer le succès.
« Trump, Berlusconi, Musk ? Oui, mais quelle réussite ! Ils feraient de bons chefs d’Etat. Steve Jobs, harceleur, capricieux, autocentré ? Mais quel génie. »
Ce qui n’est jamais évalué, c’est le coût indirect de ce type de personnalité qui étouffe la créativité, l’initiative, le talent de tout concurrent potentiel.
Une étude récente, par exemple, a observé les conséquences désastreuses d’un management toxique sur les organisations aux États-Unis, notamment en termes de fuite des talents.
82% des travailleurs américains disent qu’ils pourraient démissionner en raison d’un mauvais manager.

Les dirigeants sont soit dans le déni, soit de manière plus cynique, ont choisi de ne pas s’atteler au problème par intérêt, lâcheté ou fainéantise. De bons chiffres, de bonnes audiences TV peuvent protéger bien des pervers.
Selon une étude Gallup 2015, pour 50% des 7 200 adultes interrogés, le manager est le principal responsable d’un abandon de poste. Les salariés ne claquent pas la porte à l’entreprise, mais à une seule personne : leur supérieur.
Dans une autre vaste études internationale sur le « burn-out »(2020), Gallup a découvert que 76% des employés dans le monde se sentent épuisés au travail, au moins de temps en temps.
Selon cette enquête, la principale source de « burn-out » n’est pas tant la surcharge de travail, que le « traitement injuste au travail ». L’excès de travail ne vient qu’en deuxième motif, puis ensuite la communication obscure de la part du chef, le manque de soutien et une pression excessive sur le temps.
Ces cinq causes ont une chose en commun : votre patron. Avec un mauvais chef, et vous êtes presque assuré de détester votre travail. Un mauvais patron vous ignorera, vous manquera de respect et ne vous soutiendra jamais.
Fabrice Frossard insiste sur les contraintes que l’organisation fait aussi peser sur les managers.
« A contrario avec une direction aux injonctions difficiles à tenir, tu peux être le meilleur manager, ça ne le fait pas. La difficulté est de concilier objectifs et contraintes et caractère d’une rédaction et d’une équipe dans son ensemble. «
Il faut aussi ajouter que l’organisation doit aussi récompenser la collaboration si elle veut promouvoir cette valeur. Il est hypocrite de réclamer plus d’esprit d’équipe, quand les augmentations et primes sont décidées sur des critères de performance individuelle.
3. Les dynamiques d’ascension sociale

La question se pose dans les rédactions, comme ailleurs (je pense à la politique), des critères d’ascension professionnelle.
Pourquoi celui-ci grimpe-t-il et pas lui ? La première raison est liée à la compétence professionnelle. On fait grimper des bons éléments, des personnes efficaces, rapides, travailleuses.
Mais d’autres raisons beaucoup plus fréquentes tiennent à l’aisance relationnelle des employés, notamment vis-à-vis des chefs.
Il y a l’attitude du lèche-bottes que joue le premier de la classe (toujours en avance pour rendre son rapport, mettre à jour son fichier, faire exactement ce que demande le chef, sans poser de questions.
Mais le plus habile sait se rendre utile et entrer dans une complicité avec le chef, notamment en l’amusant (si possible au détriment des autres). Il sait se placer dans les grandes réunions, fréquente goulument les puissants, aime à se voir invité dans les cénacles.
- En Angleterre la discussion d’afterwork, au pub souvent, fait beaucoup plus pour la promotion professionnelle que les bons résultats objectifs
- Au Japon, les nomikai, réunions avec les collègues et le patron, sont un passeport pour l’ascension dans l’entreprise. C’est le seul moyen de créer un lien vrai avec son chef, car un des rares moments où peut s’exprime le honne – le vrai sentiment
- En France la culture du lobbying britannique existe aussi bel et bien et les plus calculateurs, sournois et ambitieux sont naturellement avantagés
Sylvie Marchal ajoute le critère d’ancienneté tout simplement :
« Dans beaucoup de médias, on nomme une personne « chef.fe », simplement parce qu’il/elle a de l’ancienneté. Ce n’est pas qu’on le sent prêt à diriger, ce n’est pas que les RH ont décelé des qualités de meneur ou de manager, c’est juste qu’il/elle est là depuis longtemps et par conséquent, chef.fe, c’est un peu un droit, une consécration ».
Le problème, c’est qu’en France, la reconnaissance professionnelle est souvent liée à l’attribution de fonctions managériales.
« L’entreprise les récompense par l’encadrement de plusieurs personnes. À la clé, un meilleur salaire et un niveau social plus élevé. Sauf que cette même personne n’est peut-être pas faite pour encadrer d’autres personnes.” estime Mary Race. »
C’est naturellement pour cela que le management attire les ambitieux. D’ailleurs, pour ces derniers, le succès se mesure au nombre de personnes « sous eux ».
Ces « wannabies » déploient alors une énergie considérable à connaître les dynamiques d’amitié/inimitié entre les puissants qui leur permet de se placer. Ils amassent les ragots comme autant de flèches potentielles à leur carquois. Ils jouent les uns contre les autres dans des jeux de billards à plusieurs bandes, à la manière de “House of cards” ou “Profit”. Ils gardent la maîtrise de l’information : savoir, c’est pouvoir est leur crédo.
Or, ils ne peuvent être de bons managers, car ils sont beaucoup plus intéressés par leur destin personnel que par l’intérêt de l’entreprise. Cela se vérifie aussi pour certains pdg “mercenaires” dont l’objectif n’est pas la santé sur le long terme de l’entreprise qu’ils dirigent, mais le bilan comptable à l’issue de leur exercice qui leur vaudra une prime ou non. D’où certaines saignées justifiées par un objectif de rentabilité à court terme, mais qui accélèrent le décès du patient plus qu’elles ne le soignent.
Eric Le Braz ajoute avec justesse :
« ll n’y a pas que les managers toxiques. Il y a aussi les managers trop « gentils » dépassés par les egos des journalistes qu’ils doivent encadrer (et recadrer) ou les managers trop stressés coincés entre l’enclume d’une rédaction « burn-outée » et le marteau d’une direction « cost killer »…
4. Le manque de formation
Je n’ai moi-même été formé au management que des années après avoir eu une équipe sous ma responsabilité. C’est un fait que dans les médias, la compétence technique vous propulse chef assez souvent.
Mais la formation, elle, peut mettre des années avant de se présenter. Et rien n’est moins évident qu’encadrer autrui. Se connaître soi-même déjà, identifier ses failles et tâcher de se maîtriser/corriger.
Observer et écouter ses collaborateurs, adapter son style de management à leur niveau/besoin d’autonomie et de compétence, rester sur les faits, pas les impressions ou les “on-dit”, valoriser son équipe, la faire grimper. Protéger, encourager, donner les moyens de l’épanouissement.
Et questionner, critiquer aussi des pratiques sur la base d’argumentations et de chiffres. En tenant compte des contraintes et moyens offerts. Rien à voir avec le manager qui reproche à ses collaborateurs leur manque d’efficacité, après leur avoir enlevé tout moyen de réussir.
Clémence Jost, récemment nommée manager, reconnaît que sa formation lui a été très utile :
« J’ai eu la chance de profiter d’une formation (3 mois après mon changement de poste) sur le management et l’animation d’une équipe de rédaction et je reconnais qu’elle fut utile : prendre le temps de faire une pause, de prendre du recul pour interroger sa posture de « chef » (comment on se perçoit en tant que chef, celui que l’on voudrait être et celui qu’on est réellement) est extrêmement précieux. Par ailleurs, je pense que l’on sous-estime le challenge de devoir manager du jour au lendemain ses anciens collègues journalistes ».
5. Le mimétisme social
« Pour l’association QuotaClimat, il y a une autre cause explicative : « le mimétisme social, c’est-à-dire la volonté de répliquer les comportements subis lors de leur jeunesse par les managers, une fois qu’ils atteignent une position de pouvoir. »
Alexandra Klinnik, elle, cite Bourdieu qui évoque la reproduction de la souffrance :
« C’est un métier où, pour des raisons sociologiques, la vie est dure (ce n’est pas par hasard si on y trouve tant d’alcoolisme) et les petits chefs souvent terribles. On brise non seulement les carrières, mais aussi les consciences (c’est vrai aussi ailleurs, hélas !). Les journalistes souffrent beaucoup. Du même coup, ils deviennent dangereux : quand un milieu souffre, il finit toujours par transférer à l’extérieur sa souffrance, sous forme de violence et de mépris. »
6. L’absence d’éthique
Il y a des techniques certes, qui s’apprennent mais si vous n’avez pas confiance fondamentalement en l’autre, cela ne fonctionnera pas.
Je voyais bien aux techniques employées par mon ancien chef, qu’il avait bien suivi son cours sur l’entretien de recadrage. J’ai suivi le même, probablement. En revanche la déstabilisation de mauvaise foi ne faisait pas partie de l’enseignement qu’on m’avait donné.
Toutes les techniques de management du monde ne changeront pas la philosophie et la morale de la personne au départ.
Croit-elle en l’être humain ? Préfère-t-elle se tromper en épargnant un coupable ou punir un innocent ? Est-elle plus intéressée par son sort ou cherche-t-elle à défendre un intérêt supérieur ? Sa boîte, la qualité de son travail, la société ?
Un manager toxique, c’est souvent quelqu’un qui pense qu’on tire plus de ses collaborateurs en les flagellant, qu’en les valorisant. Ou qui ne peut pas valoriser les autres, car il est dans un délire narcissique qui le pousse à étouffer toute lumière concurrente. Ou qui inverse la règle : louanges publiques, tacles en privé.
Sylvain Attal ajoute que cette propension à entraver l’ascension des autres est aussi symptomatique des chefs en manque de confiance :
« Ce que j’ai constaté c’est en effet la promotion de la « nullité » par des N+1 peu surs d’eux et que cela rassure de promouvoir des plus nuls qu’eux… »
Améliorer le management dans les médias ?

Les solutions sont implicitement contenues dans les problèmes soulevés.
Ajouter de l’éthique dans la profession ? Cela semble difficile, tant le problème est global, concerne tous les métiers, et pas nécessairement plus les journalistes que les autres.
En revanche, on peut agir sur l’organisation, la formation et l’information aux salariés :
1. Former tout nouvel encadrant au management d’équipe classique ou aux techniques de communication non-violente (évidemment inefficace pour les pervers).
👉 Voir notre formation sur les fondamentaux du management
2. Ne pas associer systématiquement promotion et management. Reconnaitre le talent des journalistes. Trop peu de rédactions permettent des augmentations salariales significatives ou un statut pour reconnaitre un talent individuel.
3. Identifier leur champ d’épanouissement. A-t-il-elle encore envie de produire ? Si oui, poser un cadre clair pour faire concorder objectif de l’entreprise et épanouissement individuel estime Aude Baron
4. Faire tourner les managers (comme au Monde), pour éviter les indéboulonnables caciques qui ne sont plus opérationnels.
5. Lutter contre les managers toxiques via un dispositif d’alerte et d’enquête au niveau des RH et en garantissant que les salariés ne seront pas sanctionnés pour leur dénonciation, si elle est fondée, ou systématiser la mise en place d’un référent harcèlement.
6. Informer et former les salariés sur les signaux d’alerte et les agissements harcelants qui ne sont pas acceptables et constituent des infractions au code du travail, voire au droit pénal.
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La première solution au problème de management dans les médias est d’abord organisationnelle. Il faut nommer les personnes les plus aptes à manager autrui, pas elles qu’on veut récompenser.
Il est nécessaire ensuite de leur donner les moyens de faire correctement leur travail, en fixant des objectifs atteignables pour tous. Il faut les former au management sur la durée (via des groupes d’échange par exemple).
Il faut tâcher d’insuffler un esprit collaboratif en favorisant le travail inter-métiers, inter-titres de plus en plus indispensable en rédaction numérique. Et il faut absolument écarter les managers toxiques qui détruisent beaucoup plus de valeur à l’entreprise qu’ils n’en apportent sur le long terme.
Vous avez un autre avis ? Des choses à ajouter? N’hésitez pas à commenter – je vous inclurais dans l’article (ou pas si vous préférez rester discret) ^^
Cyrille Frank
Directeur de la formation chez CosaVostra
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Crédit photo de la une : Giuseppe Murabito et Olav Ahrens Røtne en CC via Splash